J'ai vu un ange dans le marbre et j'ai seulement ciselé jusqu'à l'en libérer.
( Michel-Ange )
Ce soir je te rejoins. Je te retrouve dans une situation très particulière. Tu seras nue au milieu d’un groupe de personnes qui dessinent ton corps. Tu poseras comme modèle vivant, et pour la toute première fois.
Moi, à cause du voyage, j’arriverai presque à la fin de la séance, mais j’assisterai à une partie de ton travail devant ces artistes croqueurs, ces amateurs de formes voluptueuses, ces mateurs assermentés armés de crayons aiguisés.
Je viendrai dans cet atelier que je ne connais pas encore, timidement, avec tout le respect que l’art m’inspire, et connaissant ma chance d’être accepté dans ce groupe. Muni de dérisoires portemines et de feuilles blanches, je tenterai de dessiner en quelques minutes, comme les autres élèves, les traits et les ombres de ta silhouette exposée. Malhabile et inexpérimenté, j’essaierai de sauver la face en déposant mes traits le mieux possible, tentant d’occulter mon émotion devant ton corps que j’aime tant, et entièrement conscient de ma chance d’avoir une amante aussi belle et désirée, aussi audacieuse et courageuse, aimant se montrer jusqu’à l’impudeur, douée de grâce et exprimant une lumière intense.
Je découvrirai dans des angles inédits les charmes de ta sensualité, à la faveur d’une hanche arrondie, d’un bras torsadé, d’un pied tendu, de tes cuisses soudain desserrées, de ton ventre creusé, de ta nuque penchée, ou de ton torse dressé. Tantôt danseuse devant son miroir, gymnaste figée, courtisane abandonnée, modèle académique, femme sauvage, statue vivante, ou amante désirante, ton corps offrira tout ce qu’il sait exprimer dans ces instants particuliers, mélanges troubles d’art, d’érotisme, de poésie et de sacré. Mes traits repartiront éblouis et sans doute tremblant d’émotion, et tu seras peut-être encore plus troublée que moi dans cet échange étrange et merveilleux que nous vivrons clandestinement.
Lorsque le temps sera écoulé, je serai celui qui repartira avec la fille à la fin. Le chanceux, l’enfoiré, le bel amoureux à qui elle se donne, celui qui fait la nique à tous les autres et qui niquera la princesse tout au bout de la nuit. J’aurais été celui qui débarque de nulle part, celui que personne ne connait et qui se permet tout quand même. Le parfait salaud. Celui qu’on déteste.
Toi, en me voyant débarquer tu seras fière que ton chéri vienne spécialement pour toi. Tu lui offriras une pose particulièrement aguichante qu’il t’a suggérée avant de venir, juste pour son plaisir à lui. Sans que les autres n’en sachent rien.
Lorsque nous partirons tous les deux, à la fin de la séance, nous nous éloignerons vers la forêt et nous ferons quelques mètres main dans la main pour nous retrouver enfin vraiment après ces quelques semaines. Je m’approcherai de toi, de ton corps et de ta bouche, je m’efforcerai de toucher ton aura, je prendrai ton souffle sur les lèvres, j’aspirerai ton odeur et je gouterai le parfum de ton âme, comme nous avons su le faire dès le début lors de nos premières retrouvailles.
Notre joie sera si profonde que notre cœur débordera d’allégresse. Nous pousserons des cris de loups au milieu de la nuit froide. Et il sera temps d’aller nous réfugier dans ton alcôve secrète.
© DGC 10 2010
Illustration : Sandokan
Comment taire...